dimanche 3 octobre 2010

Dennis Lehane et la paire Gennaro-Kenzie (4)

La musique et Dennis Lehane

Et si l'osmose ressentie, suite à la réussite cinématographique de "Shutter Island", entre Lehane et Scorsese pouvait s'expliquer par les Rolling Stones?
Ceux-ci sont, on le sait, omniprésents dans l'oeuvre du cinéaste à tel point qu'il s'est même fendu d'un assez bon documentaire-concert nommé "Shine a Light", lui qui dans pratiquement tous ses films glisse un voire plusieurs titres des Stones, la palme revenant au morceau "Gimme Shelter" qui figure dans la B.O. de deux films. Cela peut aisément se comprendre d'un point de vue générationnel car les membres des Stones et Scorsese sont de la même génération à quelques années près; le jeune Marty a surement du faire enrager ses parents, ses copains de chambre à force de pousser le volume de sa chaine stéréo à fond quand les Stones jouaient "Street Fighting Man", "Brown Sugar" ou "Tumbling Dice".
Mais dans le cas de Lehane, né l'année où les Stones enregistraient "Aftermath", il est plus difficile d'imaginer le fan de Jagger et consorts pour quelqu'un qui avait 20 ans au milieu des années 80, décade qui négligea, méprisa et essaya d'oublier complètement ceux qui faisaient déjà figure de dinosaures.
Pourtant, surtout dans les deux premiers romans de Lehane où les références musicales foisonnent, les Stones se taillent la plus grosse part du gâteau par l'entremise de Patrick Kenzie qui ne manque jamais d'écouter ce groupe, que ce soit en voiture, au bureau et même au hasard des sélections de juke-box quand l'enquête, ou la quête de boissons alcoolisées l'amène dans un bar ou un pub.
Au bureau un ghetto-blaster lui permet d'écouter, outre les Stones, des groupes plus raccord avec son âge:"... J'ai envisagé de mettre du Dire Straits. Ou éventuellement quelque chose des Stones. Non. Jane's Addiction, peut-être. Springsteen?...Ladysmith Black Mambazo ou the Chieftains...". Ce dernier groupe est le groupe mythique irlandais comme l'origine du héros et de son auteur. Et côté irlandais on trouve du lourd avec des tubes immortels:"...le juke-box diffusait...le "Dirty Old Town" des Pogues...les Pogues avaient désormais cédé la place aux Waterboys chantant "Don't Bang the Drum"..." et sept pages plus loin "le juke-box diffusait maintenant le"Coast of Malabar" des Chieftains".
En voiture (une Porsche roadster décapotable 1959) Kenzie a bien entendu quelques Stones en réserve "...pendant tout le trajet, j'avais "Exile on the Main Street" qui se déversait dans mes haut-parleurs" mais a aussi le gout du blues:" J'avais délibérément mis une cassette de Screaming Jay Hawkins...Ce Screaming Jay, il est assez bon pour l'écouter deux fois. Bon sang, je pourrais bien arracher la touche eject et le passer en boucle."
Mais comme tous les couples-duos-partenaires on partage beaucoup de choses sans avoir forcément les même goûts musicaux. Et dans le cas de Gennaro-Kenzie c'est un duel, une opposition de goût entre la musique de "vieux" de Patrick et la musique de jeune qu'écoute Angie, source de conflit et de critiques acerbes sur le mérite ou le talent de tel ou tel artiste ou groupe: "Elle a enfoncé...la touche eject...suffisamment fort pour envoyer voler "Exile on the Main Street" comme un missile...au beau milieu de "Shine a Light", en plus. Sacrilège. -T'as pas de la New Music?".
Dans tous les romans c'est Kenzie qui narre l'histoire, c'est de son côté que fusent les critiques au sujet de certains représentants de la new Music, en particulier les Smiths et leur leader Morrissey: "La New Music...ils ont des noms comme Depeche Mode ou the Smiths, et à mes oreilles, ils ont tous le même son- une bande de crétins britanniques blancs défoncés à la Thorazine. Les Stones, quand ils ont commencé, étaient eux aussi une bande de crétins britanniques blancs et maigres, mais à les entendre on n'avait pas l'impression qu'ils étaient sous Thorazine. Même s'ils l'étaient..." ou encore "...tandis qu'un barbare choisissait dans le juke-box un titre des Smiths. Je hais les Smiths...Je préférerais...écouter un medley des chansons de Suzanne Vega et Natalie Merchant...plutôt que d'écouter trente secondes Morrissey et son groupe chanter d'un ton geignard leur angoisse d'anciens des Beaux-Arts répétant combien ils sont humains...Va donc expliquer le succès de Morrissey...".
Si Angie et Patrick ont des goûts musicaux différents, ils leur arrive néanmoins d'être d'accord sur certains choix: "...ma partenaire a fini par me convaincre qu'il existait autre chose que les Stones ou Springsteen...", "...essaie le Lou Reed, lui ai-je dit...Après avoir mis "New-York" et l'avoir écouté...elle a dit: c'est pas mal, ça. Tu l'a acheté par erreur ou quoi?"
toutefois les Stones ressortent grands gagnants de cette discographie évoquée dans les romans: "Plusieurs objets me sont tombés sur la tête. L'un d'eux était une cassette...un enregistrement pirate de Muddy Waters jouant en live avec Mick Jagger et les Red Devils."
"Sous un poster de Keith Richards...Keith l'air complètement stone -étonnant non?...une bouteille de Jack Daniels à la main, arborant un tee-shirt marqué: Jagger c'est de la merde..."
" Bon c'est vrai, je ne pourrais pas survivre longtemps sans mes CD des Stones et de Nirvana..."
"...et le vacarme baissa...jusqu'à devenir une chanson identifiable. "Let it Bleed"..."Let it Bleed" avait cédé la place à "Midnight Rambler..."
Mais la culture musicale de Lehane, par Kenzie interposé, est assez vaste, comme on a pu le vérifier plus haut, citant quelques groupes "phares des années 80-90 tels que Guns N'Roses, Nine Inch Nails, Public Enemy, des femmes rockeuses comme Chrissie Hynde, Patti Smith, Kim Deal ou Courtney Love, voire même des groupes méconnus comme Machinery Hall ou Sponge.
Si les citations musicales participent à la description très fouillée de l'environnement auditif, visuel de nos héros, c'est aussi pour faire décompresser un peu le lecteur grâce à l'alternance de moments forts, prenants et de temps morts correspondants aux déplacements entre autre, plus propices à l'humour et à la détente: "C'est ton juke-box, ai-je dit à Bubba. C'est toi qui a chargé le CD des Smiths. -Pas du tout. C'est sur une compil "le meilleur des années 80". Ya bin fallu que je supporte un titre des Smiths parce qu'y a "Come on Eileen" dessus et des tas de trucs super. -Comme Katrina and the Waves? ou Bananarama? ça c'était des groupes d'enfer. -Ecoute, il y a Nena. Alors ferme-la. -"Neun und Neunzig Luftballons" ai-je fredonné."
En conclusion, lisez Dennis Lehane, excellent auteur dont tous (je dis bien tous) les livres sont de purs bonheurs malgré les sensations fortes ressenties lors de leur lecture (bien qu'actuellement pour émouvoir le lecteur faut aller très très loin dans le trash et l'horreur). Lehane réécrira-t-il un jour un sixième tome des aventures d'Angela Gennaro et de Patrick Kenzie?
Rien n'est moins sûr au vu et lu de ses romans les plus récents, peut-être plus aboutis d'un point de vue strictement littéraire et moins marqués du sceau infamant et restrictif (polar) limitant le lectorat à un public d'aficionados du genre.
en tout cas on peut toujours rèver et espérer.

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